L’ouverture des mesures judiciaires : quels enjeux ? Quelles pratiques ?
Présentation générale
Le Laboratoire de sociologie juridique de l’université Paris 2 Panthéon-Assas a choisi de consacrer son troisième cycle annuel de séminaires à la protection civile des majeurs.
Le terme désigne les différents mécanismes de droit civil qui permettent de remédier à l’impossibilité dans laquelle se trouve un majeur de pourvoir seul à ses intérêts, en raison d’une altération de ses facultés personnelles (art. 425 C. civ.).
Le droit vient ainsi en aide à un public très diversifié, comme le donne à voir la description faite par le Professeur Philippe MALAURIE, dans son manuel consacré au droit des personnes.
Au-delà de cette diversité, ce qui frappe est l’ampleur de l’institution. Au début de l’année 2017, 730 000 personnes étaient placées sous un régime de protection judiciaire, alors qu’elles n’étaient que 427 483 en 1994, 636 977 en 2004, 679 600 en 2014. Le nombre de personnes vivant sous protection ne cesse donc d’augmenter et cette courbe ne risque pas de fléchir ni même de se stabiliser, comme le prévoit la Cour des comptes dans son rapport de 2016.
Comme le dit le Professeur Philippe MALAURIE, le droit des majeurs protégés est “l’honneur du droit” car “il est l’amour du faible, du petit et de celui que la vie a broyé”. Cette phrase illustre le caractère fondamentalement humain et social de la protection des personnes dont les facultés sont altérées, donnant à voir l’importance de cette institution juridique.
Mais dans une époque marquée par la rigueur budgétaire, on mesure combien l’augmentation constante, passée et à venir, du nombre de personnes placées sous protection risque de mettre à mal la réalisation de cette responsabilité sociale fondamentale.
De surcroît, le renforcement constant des droits fondamentaux interroge l’institution juridique, certains n’hésitant pas à dénoncer le paternalisme dont le droit ferait preuve en instituant une protection du sujet contre sa propre faiblesse.
Ces diverses perspectives, individuelles et sociales, humaines et économiques, donnent à voir l’importance de la question et expliquent l’attention que lui portent les pouvoirs publics, comme en témoigne la mission confiée par le garde des Sceaux à une magistrate, avocat général près la Cour de cassation, Madame Caron DEGLISE (v. Rapport de mission interministérielle, L’évolution de la protection juridique des personnes, Reconnaître, soutenir et protéger les personnes les plus vulnérables, 2018).
Pour répondre à la diversité du besoin de protection et du contexte dans lequel vit le majeur, le législateur de 1968 avait créé trois mesures : la sauvegarde de justice, la curatelle et la tutelle. Au-delà de ce triptyque originel, démultiplié par la possibilité de moduler chacune des mesures (sauvegarde de justice avec mandat, curatelle allégée ou aggravée, tutelle allégée) et par la distinction opérée depuis 2007 entre le domaine personnel et le domaine patrimonial, les lois successives ont créé de nouvelles mesures : le mandat de protection future en 2007 (lui-même consacré sous diverses formes), l’habilitation familiale en 2015 (se prêtant elle aussi à diverses modalités).
La loi du 5 mars 2007 a en outre eu à coeur de renforcer l’autonomie du majeur et d’améliorer la qualité de sa protection, notamment grâce la création de la profession de mandataire judiciaire à la protection des majeurs.
Ces dispositifs doivent être mis en perspective avec la pratique, tant il est vrai qu’une distance considérable sépare parfois la théorie de la réalité juridique.
C’est dans cette optique que le Laboratoire de sociologie juridique organise quatre séminaires, consacrés le premier à l’ouverture des mesures judiciaires (le jeudi 14 février 2019, à l'université Paris 2 Panthéon-Assas, située au 12, Place du Panthéon, 75005 PARIS, dans la Salle des Conseils, au 2e étage, à 14 heures), le deuxième au fonctionnement des mesures judiciaires (le jeudi 14 mars 2019), le troisième au contrôle des mesures judiciaires (le lundi 15 avril 2019) et le quatrième au mandat de protection future (le lundi 20 mai 2019).
Séminaire du jeudi 14 février 2019 :
L’ouverture des mesures judiciaires : Quels enjeux ? Quelles pratiques ?
Les mesures de protection juridique sont mises en place dans l’intérêt de la personne, en fonction de la gravité de l’altération de ses facultés personnelles, de la consistance de son patrimoine, des questions personnelles susceptibles de se poser, de son entourage, notamment familial. « À chacun son besoin de protection, à chacun sa mesure de protection», tel est l’objectif du droit encadrant l’ouverture d’une mesure de protection.
La lecture des rapports consacrés au droit des majeurs protégés et les témoignages des divers acteurs en charge de la protection juridique conduisent à s’interroger sur le point de savoir si les objectifs de nécessité et de proportionnalité sont suffisamment respectés dans la pratique.
La première question qui se pose est celle du déclenchement de la mesure.
Le dispositif juridique assure-t-il d’abord l’ouverture d’une mesure en cas de nécessité ? La loi permet à une grande diversité d’acteurs de saisir le juge à cette fin : ce peut être la personne qui fera l’objet de la protection, mais aussi son conjoint, partenaire ou concubin, ou encore un parent ascendant ou descendant, ou un allié, voire une personne entretenant avec le majeur des liens étroits et stables, ou même le procureur de la République, qui peut se saisir d’office ou intervenir à la demande d’un tiers (art. 430). A quoi il convient d’ajouter l’hypothèse, très particulière, d’une sauvegarde de justice ouverte par déclaration médicale (art. 434).
Le rapport Caron-Déglise révèle que ce sont la famille et les proches qui demandent la mesure dans 92% des ouvertures de tutelle et dans 75% des curatelles.
Le séminaire permettra de croiser les regards de médecins, magistrats et avocats sur cette question. Est-on sûr que tout majeur dont la situation justifie une mesure de protection en bénéficie ? Existe-t-il des cas dans lesquels nul ne saisit le juge, alors même que la nécessité s’en fait sentir ? Qui d’autre que la famille agit pour protéger le majeur ? Le procureur de la République est-il fréquemment auteur de la saisine et par qui est-il lui-même saisi ? Est-il habituel que le médecin fasse une déclaration aux fins d’ouverture d’une sauvegarde de justice ? Lui arrive-t-il, dans d’autres situations, de saisir le procureur de la République ? La formule employée par la loi, qui renvoie à toute personne entretenant des “liens étroits et stables” avec le majeur pose-t-elle problème ? Qui vise-t-elle en pratique ? Peut-on concevoir une obligation de saisir le juge ? La loi a-t-elle compliqué ou amélioré les choses en interdisant aux juges des tutelles de statuer d’office ?
Inversement, l’ouverture d’une mesure n’intervient-elle effectivement qu’en cas de nécessité ?
C’est principalement sur la base du certificat médical circonstancié établi par un médecin agréé que le juge prendra sa décision (art. 431 ; art. 1219 CPC). Il est donc déterminant de connaître les pratiques médicales. Dans quelles conditions matérielles ce certificat est-il élaboré ? Les médecins suivent-ils des guides de bonnes pratiques ? Bénéficient-ils d’une formation juridique leur permettant de recommander une mesure adaptée ? Comment sont-ils sélectionnés pour figurer sur la liste des médecins habilités à établir ces certificats ? Disposent-ils d’un modèle de certificat circonstancié ? Quels sont leurs rapports avec la famille ? En pratique, on peut imaginer qu’elle cherche à influencer le médecin pour qu’il recommande telle mesure plutôt que telle autre. Est-ce le cas ? Comment le médecin résout-il cette difficulté ? On peut également s’intéresser aux liens qu’entretiennent les médecins avec les juges : la décision d’ouverture de la mesure est-elle conçue comme une décision partagée ou plutôt comme une décision unilatérale (celle du juge) mais appuyée sur un avis d’expert ? Est-il habituel que le juge pose des questions à l’avance au médecin, ou qu’il lui demande des précisions, voire qu’il l’auditionne ? Il semble également pertinent d’évoquer l’éventuel contentieux qui pourrait naître de la mission du médecin : sa responsabilité médicale est-elle susceptible d’être engagée ?
Le déroulement de la procédure de placement est également étroitement encadrée par les textes.
La première question est celle de l’audition du majeur (art. 432 ; adde art. 1220 s. CPC).
Conformément à l’objectif d’autonomie personnelle et au souci de personnalisation des mesures, le législateur de 2007 a voulu donner une place centrale à la personne protégée elle-même. Pourtant le rapport Caron Déglise relève que l’audition n’est pas systématiquement pratiquée : l’absence d’audition est relevée dans 64% des cas de tutelles et dans 12% des curatelles.
Comment faut-il comprendre ces chiffres ? Correspondent-ils aux deux hypothèses visées par les textes (art. 432, alinéa 2) ou révèlent-ils le manque de temps dont disposent les juges des tutelles pour assurer correctement leurs fonctions ?
En cas de constat de l’inadéquation des pratiques avec le droit formel, ne conviendrait-il pas d’imposer l’assistance d’un avocat ? Actuellement, sa présence est possible à la demande du majeur, qui peut également souhaiter être accompagné d’une personne de son choix (art. 432 CC ; art. 1214 CPC). La généralisation de cette pratique et la consécration de son caractère obligatoire pourraient-elles contribuer à garantir l’individualisation des mesures et renforcer la sécurité de la mission confiée ? Mais comment résoudre la question du financement de cette réforme ? Risque-t-elle de produire des effets pervers ? Comment résoudre la question des liens éventuels noués par l’avocat avec la famille de celui qu’il devra représenter ? Quid de sa rémunération?
Le certificat médical circonstancié n’est pas le seul outil auquel peut recourir le juge pour s’informer de la situation du majeur. Outre les informations données par le requérant (art. 1218-1 CPC), la loi organise l’audition de la famille du majeur (art. 1220-4) et donne au juge tout pouvoir d’instruction en la matière (art. 1221). Qu’en est-il en pratique ? Le juge a-t-il les moyens d’avoir une connaissance suffisante de la situation pour prendre une décision adéquate ?
Les règles de consultation du dossier (art. 1222 et s. CPC) sont-elles satisfaisantes en théorie ? Quelle est leur application pratique ? Les proches demandent-ils souvent à consulter le dossier ? Et le majeur ? Et l’avocat ? Est-il fréquent que des documents soient écartés du dossier pour protéger le majeur (art. 1222-1, al. 2) ? Quelle est la pratique des avocats en matière de copie (art. 1223 CPC) ?
Les témoignages de l’entourage sont-ils écoutés et pris en compte en pratique ? Le majeur en a-t-il connaissance au nom du respect du principe du contradictoire ? Les membres de la famille prennent-ils connaissance des avis donnés par les autres ? Ne faudrait-il pas généraliser l’intervention de personnes ayant un regard plus objectif sur la situation du majeur, par exemple des travailleurs sociaux ? Dans quel cas le juge use-t-il en pratique du pouvoir d’ordonner un débat contradictoire (art. 1213 CPC) ?
Quel est le rôle assuré par le ministère public ? La transmission du dossier que prévoit l’article 1225 CPC est-elle efficace ? Le procureur de la République a-t-il le temps et les moyens d’être partie prenante dans l’ouverture d’une mesure de protection ?
Quels sont les délais nécessaires en pratique pour permettre au juge de statuer (art. 1227 et 1229 CPC) ?
Comment et à qui les décisions sont-elles notifiées en pratique (art. 1230 et s. CPC) ? Est-il fréquent que le majeur ne reçoive pas notification (art. 1230-1 CPC) ?
La publicité au Répertoire civil est-elle effectuée rapidement et systématiquement (art. 1233 CPC) ?
Quelles sont, enfin, les actions exercées après l’ouverture d’une mesure judiciaire ? Qui agit en pratique ? Pourquoi ? Selon quelle fréquence ?
Les rapports consacrés au droit des majeurs protégés et les témoignages des acteurs avancent souvent que les objectifs de nécessité et de proportionnalité ne sont pas toujours respectés dans la pratique.
Il est exact que la plupart des mesures ouvertes aujourd’hui sont des curatelles renforcées ou des tutelles. Mais ces statistiques brutes ne disent rien de l’adéquation ou de l’inadéquation à la réalité : ce chiffre peut être la preuve du non-respect de ces objectifs ou seulement la conséquence de ce que les personnes concernées souffrent d’altérations graves de leurs facultés, ce qui impose de choisir des mesures de protection assez lourdes. Pour éviter ce qu’Alain SUPIOT dénonçait dans son ouvrage, La Gouvernance par les nombres, il est indispensable d’améliorer la connaissance de la réalité pratique.
Si la loi du 5 mars 2007 a voulu être novatrice quant à la durée de la mesure, la loi du 16 février 2015 est venue tempérer les objectifs initiaux (art. 441 et s.). Là encore, les chiffres semblent indiquer que les mesures judiciaires sont ouvertes pour des durées assez longues. L’explication peut être que les magistrats ne disposent pas du temps nécessaire pour procéder à un réexamen régulier de la situation, et donc fixer une courte durée. Mais il peut aussi s’agir de la prise en considération d’une situation définitive et qui n’est pas susceptible de s’améliorer. Là encore, la connaissance de la réalité pratique s’impose.
Au-delà de ces deux questions essentielles, on peut se demander ce que deviennent les multiples possibilités laissées aux juges : protection du patrimoine et de la personne du majeur ; protection à l’intérieur de la famille ou par un professionnel ; choix des multiples acteurs de la tutelle, de la curatelle et de la sauvegarde de justice. Sur quels critères principaux les magistrats opèrent-ils des choix ? Quelle est la place des considérations familiales, de la liberté du sujet, de la volonté d’une bonne gestion ? Leur éventuelle responsabilité est-elle une considération importante ou secondaire ?
En bref, ce premier séminaire vise à mesurer l’effectivité et l’opportunité du dispositif légal en croisant les regards des professionnels. C’est dans cette perspective que son déroulement a été précisé comme suit.
14 h 00 – 14 h 30 : Introduction, par Nathalie PETERKA, professeur de droit privé, Paris-Est Créteil – UPEC
14 h 30 – 15 h 30 : Le déclenchement de la procédure
Table ronde : Joël BELMIN (professeur de gériatrie, Pierre et Marie Curie, chef du pôle gériatrique du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière-Charles Foix), Mathieu NORMAND (substitut du procureur, TGI Bobigny) et Catherine WONG (psychiatre inscrite sur la liste des médecins habilités)
15 h 30 – 16 h 00 : Questions et pause
16 h 00 – 17 h 00 : Le déroulement de la procédure, Table ronde : Paul BARINCOU (magistrat, TI Lille), Sylvain BOTTINEAU (magistrat, TI Lagny-sur-Marne), Stéphanie KRETOWICZ (magistrat, TI Paris), Vanessa LEPEU (magistrat, TI Montreuil-sous-Bois), Valéry MONTOURCY (avocat, Barreau de Paris) et Thierry ROUZIES (avocat, Barreau de Paris)
17 h 00 – 17 h 15 : Questions
17 h 15 – 18 h 15 : La décision de placement, Table ronde : Paul BARINCOU (magistrat, TI Lille), Sylvain BOTTINEAU (magistrat, TI Lagny-sur-Marne), Stéphanie KRETOWICZ (magistrat, TI Paris), Vanessa LEPEU (magistrat, TI Montreuil-sous-Bois), Valéry MONTOURCY (avocat, Barreau de Paris) et Thierry ROUZIES (avocat, Barreau de Paris)
18 h 15 : Questions